Calais, grève de la faim et dignité humaine : témoignage de Timothée Pigé, étudiant au Centre Sèvres

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Publié le 29 novembre 2021

photo Pauline J. Calais, novembre 2021

Jésuite résidant en communauté à Saint Denis, j’étudie en 3è année de cycle intégré (théologie et philosophie) au Centre Sèvres. En parallèle de ma formation académique, je me rends régulièrement à Calais, ville marquée par le passage des migrants et de profonds défis humains. Le contact de ces personnes en errance et des personnes mobilisées autour d’elles est une forme de ressourcement qui ouvre mes questionnements et me font désirer entrer dans la suite du Christ.

Il y a quinze jours, une grève de la faim a pris fin. Philippe Demeestère, un compagnon jésuite, et un couple de bénévoles, Anaïs Vogel et Ludovic Holbein, souhaitaient interpeller l’Etat pour faire respecter la dignité des personnes. Ils étaient hébergés dans la chapelle latérale de l’église Saint Pierre à Calais.

Que comprendre de cette situation : de cette grève qui continue et de cet arrêt ? Est-ce un échec ou un signe d’espérance ? Je penche pour le deuxième… Ce que j’y ai vu en y passant ma dixième semaine en moins de deux ans me confirme que Dieu travaille.

A Calais tout bouge et tout craque : les volontaires qui se succèdent épuisés, les exilés qui passent (cet été, certaines nuits, ils étaient jusqu’à 150 à traverser et à arriver en Angleterre…), les campements détruits par la police et les tentes déplacées tous les deux jours ou même tous les jours, les jungles qui se succèdent et se recréent un peu plus loin, les arrêtés liberté des associations et les mesures coercitives des forces de l’ordre, les longues files de distributions de nourriture qui succèdent aux jours sans, les accueils du Secours où les visages des accueillis sont sans cesse nouveau, les migrants passés trop vite de la vie à la mort (5 en deux mois, 305 ou 306 en mer depuis le début des camps à Calais…)…

Les réfugiés n’ont nul endroit pour s’arrêter et marquent Calais de ce mouvement incessant : continuer à marcher pour continuer à survivre. « Demain, ailleurs, nous aurons un lieu » semblent-ils nous dire en pensant souvent à l’Angleterre. « Demain, nous pourrons nous arrêter, avoir un lieu, une maison, une famille, un travail… » nous confient-ils. En attendant, la réalité est autre : ils nous offrent leur instabilité, leur errance. En restant un peu à Calais, on prend petit à petit ce rythme : « demain est un autre jour, l’enjeu est maintenant »… « L’urgence toujours ». Quelques salariés ou permanents tiennent le coup de deux mois en deux mois entre deux bouffées d’air données par leurs congés : figures de référence dans un environnement mouvant, efforts surhumains… communion inconsciente où se vit l’Eglise, une église multicolore et multiforme. Je les admire et je prie pour eux.

Or justement, une grève de la faim est survenue. Inutilité assumée, elle venue éclairer ce mouvement : et en un sens le contrarier. Pendant vingt-cinq jours pour Philippe, plus pour les deux autres, ils n’ont pas bougé de leur église : figures d’une grande stabilité. Autour d’eux, les gens s’agitaient, ou pour régler des problèmes ou pour panser des détresses ou pour les aider ou à l’affût d’un scoop… Mais eux demeuraient. Et c’est ce qui m’a frappé dans cette église aux allures d’auberge, où une foule disparate se succédait : prêtres, paroissiens du dimanche ou bien habillés de la semaine, salariés et membres des assos, journalistes, militants anarchistes ou d’extrême gauche, envoyés de l’état pour négocier, chorales révolutionnaires ou classiques, exilés venus saluer ou remercier nos trois amis, n’ayant ni myrrhe ni aloès à offrir lorsqu’ils s’asseyaient le soir sur les trois coussins aux pieds du lit double et du lit de camp…

Cette église vivait aussi : lieu de vie, de discussions, de négociations, de jeux, de rire ; lieu où tous pouvaient trouver une place, accueillis par un des trois grévistes et lieu spirituel où chacun pouvait dire : « c’est un peu chez moi ! ». Ce qui est tellement important pour ceux qui dorment sans tente, faute de distribution et de dons suffisants…

Lieu de joie enfin, où les blagues et les embrassades se mêlaient ! Nos trois grévistes demeuraient encore à un autre titre : ils ont permis à des individus n’ayant plus de noms ni d’existence légale (au moins en France : où on ne retrouve pas toujours le nom des noyés en mer…) de leur dire : « vous comptez pour nous, plus que mon propre corps que je veux bien vous donner ». Par ces mots, ils leur permettent non seulement de recréer une identité collective vis-à-vis de l’Etat Français mais aussi d’être reconnus pour des frères. Hannah Arendt parle d’existence sociale… Par leur immobilité, nos trois grévistes leur en ont redonnés une.

Si Philippe a arrêté cette grève, je ne crois pas que ce soit par faiblesse, mais bien par espérance : « j’ai encore du travail à Calais » me disait-il. La mission l’appelle ailleurs dans Calais : à reprendre la maison, à permettre à certains salariés de reprendre un peu de souffle, à relancer avec d’autres une nouvelle crèche pour accueillir des exilés cet hiver…

Cette espérance est aussi celle d’une réussite, celle évoquée plus haut. Un ancrage (même temporaire) a pu être redonné. Quelques victoires modestes et insuffisantes ont eu lieu : demi-engagements de l’état à fournir 300 places d’hébergement d’urgence aux 1500 exilés sur Calais, échec de la police face aux caméras et à la chaîne humaine leur interdisant d’évacuer une des jungles, mobilisation citoyenne autour de la pétition (que je vous invite à signer et à faire suivre) et surtout mise en lumière de ces oubliés (remontée jusqu’à Emmanuel Macron). Des petits riens, qui nous invitent à œuvrer dans la vigne de notre Seigneur, à concrètement nous engager dès aujourd’hui, à prier et peut-être aussi à étudier un peu pour chercher à mieux servir ceux à qui nous seront envoyés.

Mercredi 24 novembre, une embarcation d’une cinquantaine d’exilés a fait naufrage dans la Manche. 27 personnes sont déjà décédées, dont une petite fille et des enfants… L’Etat a déjà renié la plupart de ses demi-promesses et fermé l’accueil d’urgence qu’il venait d’ouvrir. Pour décourager les passeurs, il a annoncé durcir encore plus les conditions de vie à Calais. Sombre ironie, qui ne change rien au sens vivifiant de la grève de la faim, mais nous engage d’autant plus à la prière et à l’action.

Timothée PIGÉ sj


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