Le corps, dans le taoïsme, est un espace où circulent les souffles vitaux. Par leur « conduite » et mélanges, l’adepte peut faire croître son embryon d’immortalité jusqu’à devenir un immortel ou un dieu. Dans le boud- dhisme, le corps est « concrétion des actes passés » ou « conscience sédimentée ou cristallisée », mais il peut être aussi le corps du Dharma, qui fait du Bouddha, de par sa sagesse, sa compassion, sa fortitude et sa patience, un « principe éternel d’éveil et de vérité ultime ». Dans le christianisme, si le corps individuel est temple de l’Esprit (pneuma : souffle), le corps social – l’Église – est le corps du Christ, qui en est la tête. Le pari de cette rencontre est que ces trois traditions de concepts et de pratiques peuvent s’éclairer mutuellement, à la fois par leurs ressemblances et par leurs différences.
Intervenants :
- Stéphane Arguillère, Maître de conférence HDR en langue et civilisation tibétaines (Inalco), spécialiste du bouddhisme
- Michel Fédou, professeur au Centre Sèvres, spécialiste de patristique et de théologie chrétienne
- John Lagerwey, directeur de l’Institut Ricci Paris
Stéphane Arguillère : Le corps dans le bouddhisme
Dans le bouddhisme, le corps des êtres ordinaires est conçu comme une concrétion de leurs actes passés : l’on devient physiquement à l’image des tendances que l’on a cultivées, au point même que l’idéalisme bouddhique traite le corps comme de la conscience sédimentée. Ainsi le corps joue-t-il le rôle de poids mort du passé, auquel le méditant doit résister (sans pour autant que la matière soit diabolisée). Cette fonction se retourne cependant en son contraire dans le corps tantrique, qui devient le point d’appui de la méditation libératrice. Enfin, dans la thématique des Corps du Bouddha dans le Grand Véhicule, le « corps de Dharma » (moyennant le détournement d’une expression signifiant initialement plutôt le « corpus de la vérité ») est un « corps » sublimé dans lequel le Bouddha jouit pour lui-même de l’Éveil, tandis qu’il déploie à l’infini, pour le bien des êtres, des « corps formels » produits en accord avec leurs mérites, leurs besoins et leurs aspirations.
Michel Fédou : Le corps dans la tradition chrétienne
La compréhension chrétienne de la corporéité n’est pas seulement marquée par l’héritage de l’anthropologie biblique qui souligne fortement l’unité de l’être humain. Elle se fonde plus spécifiquement sur la foi en l’incarnation de Dieu et sur l’espérance en la résurrection de la chair. Le christianisme a été cependant confronté, sur ces points mêmes, à des courants qui dépréciaient le corps au profit de l’âme ou de l’esprit. Il a pour une part subi l’attrait de ces courants, mais, pour une autre part, leur a résisté au nom de sa tradition propre. Au demeurant, son approche de la corporéité ne se limite à la considération du corps individuel. Elle inclut la considération du corps social, et particulièrement des membres souffrants de ce corps. Elle est enfin inséparable d’une attention à l’Église en tant que corps du Christ. On rendra compte de ces divers aspects et, tout en montrant combien les représentations chrétiennes de la corporéité ont varié au long de l’histoire, on s’efforcera d’en dégager les caractéristiques essentielles.
John Lagerwey : Le corps dans la tradition taoïste
En Chine, l’espace précède le temps, qui lui est incorporé. Tout espace est rempli d’esprits-souffles, du plus grand – le macrocosme – le Dao, au plus petit – le microcosme -, le corps, en passant par la maison, le village et le pays tout entier. Connaître un de ces espaces, c’est connaître les esprits qui l’habitent. Au début, l’immortalité du corps est réalisée soit par des pratiques de visualisation des esprits qui habitent le corps soit par l’ingestion de l’élixir. Plus tard apparaîtra l’ « alchimie intérieure » ou symbolique, qui permet, en conformant le corps physique au corps du Dao, de « faire corps avec le Dao » ou « d’unir sa perfection à celle du Dao ».